Au lendemain de l’élection présidentielle américaine – quelque soit le candidat élu –, les dirigeants étasuniens devront faire un choix décisif pour l’avenir de la puissance mondiale déclinante et celui du monde.
Les Etats-Unis vont-ils, en cas d’élection d’Hillary Clinton, poursuivre leur destructrice (et autodestructrice) course folle pour le monde, poussée par l’hybris, jusqu’à nous mener à une guerre mondiale ? Ou bien, si Donald Trump est élu, vont-ils se recentrer sur eux-mêmes dans une logique isolationniste afin de se régénérer (à commencer par leur économie) et renoncer à l’idéologie messianiste de la Destinée manifeste – qui a muée après la Seconde Guerre mondiale pour devenir un projet impérialiste globale ?
La fin d’un empire
En 2002, l’historien Emmanuel Todd publiait un livre sur la décomposition du système américain[i] qui eut un fort retentissement. Il y développait une thèse à contre-courant à l’époque : bien loin d’être une hyperpuissance invincible comme semblerait l’exprimer leur politique extérieure, les Etats-Unis sont en déclin ; l’examen des forces démographiques et culturelles, industrielles et monétaires, idéologiques et militaires qui transforment la planète ne confirme pas la vision d’une Amérique invulnérable. Le monde est trop vaste, disait Emmanuel Todd, trop divers, trop dynamique pour accepter la prédominance d’une seule puissance.
Il écrivait dans l’ouverture de son ouvrage à propos des représentations de la puissance américaine :
« Elles présupposent une Amérique exagérée, dans la dimension du mal parfois, dans celle de la puissance de toujours. Elles nous interdisent de percer le mystère de la politique étrangère américaine parce que la solution doit être recherchée du côté de la faiblesse et non de la puissance. Une trajectoire stratégique erratique et agressive, bref la démarche d’ivrogne de la « superpuissance solitaire », ne peut être expliquée de façon satisfaisante que par la mise à nu de contradictions non résolues ou insolubles, et des sentiments d’insuffisance et de peur qui en découle.
La lecture des analyses produites par l’establishment américain est plus éclairante. Au-delà de toutes leurs divergences, nous trouvons, chez Paul Kennedy, Samuel Huntington, Zbigniew Brzezinski, Henry Kissinger ou Robert Gilpin, la même vision mesurée d’une Amérique qui, loin d’être invincible, doit gérer l’inexorable réduction de sa puissance relative dans un monde de plus en plus peuplé et développé. »[ii]
Si l’on se penche sur les écrits du plus éminent de ces stratèges de l’impérialisme américain, Zbigniew Brzezinski, il apparaît clairement – dans son livre Le grand échiquier (1997) – qu’il était effectivement conscient de cet état de fait ; mais il avait conçu une nouvelle stratégie pour maintenir la prééminence mondiale des Etats-Unis malgré la relative faiblesse de son système impériale.
Brzezinski proposait, pour contrôler l’Eurasie et par suite le monde, à la fois de maintenir un certain nombre de pays dans un état de vassalité et d’empêcher l’émergence en Eurasie d’un rival potentiel de l’Amérique. Ainsi il explique que :
« Pour les Etats-Unis, la définition d’une orientation géostratégique pour l’Eurasie exige d’abord de la clarté dans la méthode : il est nécessaire de mettre sur pied des politiques résolues à l’égard des Etats dotés d’une position géostratégique dynamique et de traiter avec précaution les Etats catalyseurs. Sur le fond, cette approche n’a de sens qu’autant qu’elle sert les intérêts de l’Amérique, c’est-à-dire, à court terme, le maintien de son statut de superpuissance planétaire et, à long terme, l’évolution vers une coopération mondiale institutionnalisée. Dans la terminologie abrupte des empires du passé, les trois grands impératifs géostratégiques se résumeraient ainsi : éviter les collusions entre vassaux et les maintenir dans l’état de dépendance que justifie leur sécurité ; cultiver la docilité des sujets protégés ; empêcher les barbares de former des alliances offensives. »[iii]
On l’a vu ces dernières années, cette stratégie consistant à prévenir l’émergence d’une puissance eurasiatique – en l’occurrence la Russie – et à neutraliser les vassaux en empêchant leur alliance, a échoué (si l’on exclu l’Europe et les pays en périphérie de la Russie et de la Chine).
En effet, l’on a assisté, parallèlement à la réémergence de la Russie, à l’agrégation successive autour de celle-ci et de ses alliés, d’un certain nombre de pays (à des degrés divers) : les BRICS réunissant la Russie, le Brésil, l’Inde, la Chine, l’Afrique du Sud et l’Indonésie, constituent, dans le cadre d’une coopération économique, une alternative à l’ordre économico-financier des Etats-Unis via notamment ses relais que sont les institutions internationales (FMI, Banque Mondiale, OMC, Union européenne…) ; et sur le plan purement géostratégique, dans la seule année 2016, le Maroc (allié et vassal des Etats-Unis) s’est tourné vers la Russie (et la Chine), le gros pion otanesque turc a été habilement retourné et ramené (peut-être temporairement compte tenu de l’instabilité d’Erdogan) dans le giron russe et le président des Philippines, Rodrigo Duterte, a officialisé sa rupture avec les Etats-Unis tout en annonçant son rapprochement d’avec la Chine (et la Russie), auxquels s’ajoutent les alliés traditionnels de la Russie.
Par ailleurs, la stratégie proposée par Brzezinski en 1997 consistant à séparer la Russie de l’Ukraine a non seulement été un échec, mais la tentative s’est conclue par la récupération, par les Russes, de la Crimée.
Nous avons là les conséquences de ce qu’Emmanuel Todd pointait du doigt en 2002, à savoir l’inquiétude touchant les alliés et clients traditionnels des Etats-Unis, suscité par la politique follement agressive de Washington, laquelle est diamétralement opposée à celle des vieux empires.
Avec le recul, si l’on compare la planification géostratégique de Brzezinski faite en 1997 et l’étude prospectiviste d’Emmanuel Todd en 2002, il est évident que l’histoire récente a donné raison au second. Il y a 14 ans Todd écrivait :
« Face à la question russe, la stratégie américaine avait deux objectifs dont le premier n’est déjà plus accessible et dont le second apparaît de plus en plus difficile à atteindre.
Premier objectif : une désintégration de la Russie, qui pouvait être accélérée par la stimulation des indépendantismes au Caucase et par une présence militaire américaine en Asie centrale. Ces démonstrations de force devaient encourager les tendances provinciales centrifuges à l’intérieur même de la partie ethniquement russe de la Fédération de Russie. C’était sous-estimer gravement la cohésion nationale russe.
Deuxième objectif : le maintien d’un certain niveau de tension entre Etats-Unis et Russie devait empêcher le rapprochement entre Europe et Russie – la réunification de la partie ouest de l’Eurasie – en préservant le plus longtemps l’antagonisme hérité de la guerre froide. Mais le désordre et l’incertitude engendrés par la politique américaine au Moyen-Orient ont à l’inverse fini par créer les conditions optimales d’une réinsertion de la Russie dans le jeu international, situation dont Vladimir Poutine a immédiatement profité.
Celui-ci a offert à l’Occident, dans un impressionnant discours prononcé pour l’essentiel en allemand au Bundestag, le 25 septembre 2001, la vraie fin de la guerre froide. Mais quel Occident ?
Aider à court terme les Etats-Unis dans leurs opérations micromilitaires et médiatiques en Afghanistan, pays du fantasme stratégique, n’est pour les Russes que l’apparence des choses. L’essentiel, c’est de se rapprocher de l’Europe, première puissance industrielle de la planète. La mesure des flux d’importations et d’exportations permet de définir les enjeux réels du subtil jeu à trois qui se dessine entre la Russie, les Etats-Unis et l’Europe.
En 2001, la Russie et les Etats-Unis ont échangé pour 10 milliards d’euros de biens, la Russie et l’Union européenne pour 75 milliards, soit 7,5 fois plus. La Russie propose implicitement à l’Europe un contrepoids à l’influence américaine sur le plan militaire et la sécurité de ses approvisionnements énergétiques. Le marché est tentant.
Quelle que soit l’intelligence du livre de Brzezinski, il y avait dans la métaphore de l’échiquier de son titre un je-ne-sais-quoi d’acte manqué, au sens freudien, comme un pressentiment de ratage : on ne devrait pas jouer aux échecs avec les Russes dont c’est le sport national. Ils sont intellectuellement bien entrainés à ne pas faire l’erreur que l’adversaire attend d’eux, en l’occurrence réagir sottement à des provocations sans substance stratégique réelle, en Géorgie ou en Ouzbékistan. Refuser un échange, refuser une prise, refuser un affrontement local mineur proposé par l’adversaire, c’est le b.a.-ba des échecs. Surtout lorsque l’on est en état de faiblesse. Peut-être évoquera-t-on un jour dans les manuels de diplomatie une « défense Poutine » dont la formulation théorique serait quelque chose du style : comment obtenir, dans le contexte d’une chute de puissance, un basculement des alliances ? »[iv]
Nous sommes aujourd’hui arrivés à la fin d’une séquence d’affrontement, d’une partie d’échec que les Russes sont en train de remporter irrémédiablement face aux Etats-Unis.
Dans ce contexte, il reste aux dirigeants étasuniens deux solutions : renverser l’échiquier par une guerre mondiale ou renoncer (du moins partiellement et intelligemment) à l’empire.
Le moment décisif : la fin de la politique impériale ou la conflagration mondiale
ce qui explique l’extrême fébrilité et les déclarations ultra-agressives de certains dirigeants américains. L’exemple le plus récent et frappant est celui du chef d’état-major de l’Armée américaine, le Général Mark Milley, qui lors d’un discours public donné lors de la réunion annuelle de l’Association of the United States Army à Washington D.C., le 4 octobre 2016, a menacé directement la Russie, la Chine et leurs alliés :
« La volonté stratégique de notre nation, les Etats-Unis, est remise en cause et nos alliances testées comme elles ne l’ont pas été depuis de très nombreuses décennies. Mais je veux être clair ; je veux être sans ambiguïté. Je veux être clair avec ceux qui tentent de s’opposer aux Etats-Unis… nous allons vous stopper et nous allons vous battre plus durement que vous ne l’avez jamais été auparavant… nous détruirons n’importe quel ennemi, n’importe où, n’importe quand… Je mets en garde les ennemis de l’Amérique…
Nous sommes de plus en plus contestés par des adversaires potentiels très compétents qui agissent clairement en s’opposant à nos intérêts. Mais si la dissuasion échoue, nous, en tant qu’armée, nous, en tant que nation, devons être prêts à nous battre ! D’autres pays, Russie, Iran, Chine et Corée du Nord ont appris de nous… Ils ont étudié notre doctrine, nos tactiques, nos équipements, notre organisation, notre entraînement et nos dirigeants. Et en retour ils ont révisé leurs propres doctrines et ils modernisent rapidement leurs armées aujourd’hui pour déjouer nos forces, dans l’espoir d’arriver à nous vaincre un jour…
A ce stade nous pouvons développer quelques points que nous avons appris au cours de l’étude que nous avons menée intensément cette année sur la guerre future de haute intensité entre des Etats-nations de grande puissance. Et le premier est sans surprise qu’elle sera hautement mortelle, très hautement mortelle, contrairement à tout ce que notre armée a connu au moins depuis la Seconde Guerre mondiale… »[v]
Ce discours belliciste quasi-hystérique – qui masque mal la faiblesse et l’anxiété des impérialistes américains – est la traduction verbale de la politique qu’à l’intention de mener Hillary Clinton.
Zbigniew Brzezinski, bien plus mesuré, a cette année même été contraint, face à la réalité, de renoncer purement et simplement à ses espoirs de domination impériale sans partage.
Il a publié le 17 avril 2016 dans la revue The American Interest un texte au titre explicite « Toward a Global Realignment »[vi] (Vers un réalignement global). Lorsque l’on se penche sur cette nouvelle stratégie proposée par Brzezinski, il apparaît qu’elle a pour objectif d’éviter une conflagration mondiale, maintenir l’influence américaine dans le monde ainsi que ses positions stratégiques.
Avec réalisme et froideur il débute son analyse par le constat suivant :
« Les Etats-Unis sont toujours l’entité politique, économique et militaire la plus puissante au monde mais, étant donné les complexes changements géopolitiques régionaux, elle n’est plus la puissance impériale globale. ».
Partant de ce constat, il propose une nouvelle stratégie en plusieurs points et commence par proposer que l’Amérique forge une coalition impliquant, à divers degrés, la Russie et la Chine, pour traiter la crise proche-orientale, en échange de concessions russes – plus diplomatiques que stratégiques à proprement parler – en Ukraine, en Géorgie et dans les Etats baltes.
Il envisage par ailleurs un rapprochement plus franc avec la Chine et ainsi la découpler de la Russie – à laquelle il propose implicitement de lui laisser la porte de l’Europe ouverte, afin de détourner son regard de l’Est – en misant sur l’apparition de futures tensions sino-russes ; ainsi il écrit :
« Le futur de la Russie dépend de son habilité à devenir la Nation-Etat majeure et d’influence qui est une partie de l’Europe unificatrice. En ne le faisant pas, cela pourrait avoir des conséquences négatives et dramatiques dans la capacité de la Russie à résister à la pression territoriale et démographique de la Chine, qui est de plus en plus encline, à mesure que sa puissance augmente, à reconsidérer les traités « inégaux » que Moscou à imposé à Pékin dans le passé. La meilleure perspective pour la Chine dans un futur proche est de devenir le principale partenaire de l’Amérique en contenant le chaos global qui émane (y compris pour le nord-est) du Moyen-Orient… Le rapprochement entre la Chine et les nouvelles républiques d’Asie centrale, les Etats musulmans post-britannique dans le sud-ouest asiatique (notamment le Pakistan) et spécialement l’Iran (donnant des atouts stratégiques et économiques significatifs), sont les objectifs naturelles à atteindre dans la perspective géopolitique régionale de la Chine. Mais ils peuvent être aussi les objectifs d’une accommodation globale sino-américaine. »
Cette stratégie pourrait ressembler à celle que pourrait appliquer Donald Trump si il était élu – et ainsi préserver sa propre personne et son mandat présidentiel d’éventuelles représailles d’une partie de l’oligarchie américaine qui est derrière Brzezinski. En s’alignant sur la nouvelle stratégie de Brzezinski, Trump pourrait alors mener une nouvelle politique internationale, sans affrontement avec la Russie, en ménageant l’oligarchie américaine et en tenant une bonne partie de ses promesses de campagne faite au peuple américain, mais en abandonnant l’idée d’un isolationnisme pur et simple.
Car Brzezinski, qui demeure un impérialiste ontologique, s’oppose aux isolationnistes américains dont fait partie Trump. Les arguments de Brzezinski, si l’on se place du point de vue de l’establishment américain, ne manquent pas de pertinence (même s’il force évidemment les traits négatifs des conséquences d’une politique isolationniste) :
« Un retrait compréhensif des U.S. du monde musulman, favorisé par les isolationnistes américains, pourrait donner naissance à de nouvelles guerres (par exemple, Israël vs Iran, Arabie Saoudite vs Iran, une intervention majeure de l’Egypte en Libye) et pourrait générer une crise de confiance plus profonde quant au rôle de l’Amérique en tant que stabilisateur global. D’une manière différente mais radicalement imprévisible, la Russie et la Chine pourraient être les bénéficiaires géopolitiques de ce type de développement et l’ordre mondial lui-même en serait la victime géopolitique immédiate. Last but not least, dans de telles circonstances une Europe inquiète et divisée verraient ses Etats membres actuels rechercher des patrons et rivaliser les uns les autres dans des arrangements alternatifs mais séparés parmi le plus puissant trio (il fait allusion à la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne) »
En somme, Brzezinski a fini par accepter le monde multipolaire et propose en conséquence de partager le monde avec la Russie et la Chine ; une sorte de Conférence de Yalta II mais sans guerre mondiale, pour sauver les murs et la face des Etats-Unis.
Source: Arrêt sur Info