Le projet top-secret MK-Ultra rendu célèbre par la série américaine Stranger Things est bien réel: la CIA mène en effet des expériences impliquant des moyens de manipulation de la conscience.
Tout service secret rêve d'obtenir un outil permettant de contrôler la psychologie humaine, qui résoudrait immédiatement beaucoup de problèmes vitaux — des réponses honnêtes lors des interrogatoires à la création d'"agents idéaux" dont le cerveau serait complètement sous le contrôle de leurs maîtres. Mais tous ne sont pas prêts à mettre ces rêves en pratique en lançant des recherches appliquées dans ce domaine. La CIA s'y est pourtant résolue et a même utilisé des citoyens américains — dont elle était censée défendre les droits et les libertés — comme cobayes.
L'idée d'organiser des recherches dans ce domaine a été pour la première fois avancée en avril 1953 par Richard Helms, responsable de l'Office of Special Operations et futur directeur de la CIA. Il avait réussi à persuader Allen Dulles, directeur de l'Agence à époque, de la nécessité de développer des "capacités d'utilisation secrète de matériaux biologiques et chimiques", ainsi que des "concepts physiologiques capables d'augmenter l'efficacité des opérations secrètes actuelles et futures". L'opération classifiée de la CIA portant sur l'utilisation de drogues afin de contrôler la conscience humaine a été baptisée "Projet MK-Ultra".
Toutes ces initiatives s'expliquaient évidemment par la nécessité de trouver une réponse adéquate aux agissements des Russes, qui développaient déjà certainement les mêmes programmes. Il fallait donc immédiatement lancer des recherches américaines pour "se protéger efficacement des tentatives de l'adversaire de nous influer de la même façon".
La plupart des expériences scientifiques américaines — si l'on peut parler de science dans ce cas-là — menées dans le cadre du projet MK-Ultra portaient sur le contrôle de la volonté humaine à l'aide de substances psychotropes. D'après Richard Helms, "tout superviseur était obligé de s'habituer à l'idée qu'il ne pouvait pas faire confiance complètement à son agent, qu'il ne pouvait pas compter à 100% sur le fait que ce dernier accomplirait sa mission car son corps et son âme n'appartenaient pas au superviseur". L'objectif était donc d'élaborer des méthodes permettant de créer des agents fidèles à la CIA, corps et âme.
Ainsi, la prétendue nécessité de se protéger des agissements des services soviétiques n'était qu'un prétexte démagogique cachant le sens réel des recherches de la CIA dans ce domaine: trouver des moyens de traitement psychotrope pour transformer des personnes en robots serviles. Le projet MK-Ultra a également porté sur la création d'un sérum de vérité et impliquait aussi des recherches de substances capables de provoquer la perte de mémoire.
La partie scientifique du projet était assurée par le docteur Sidney Gottlieb, chef de l'équipe chimique du département technique de la CIA. Les travaux étaient focalisés sur le LSD, drogue hallucinogène puissante créée peu de temps avant le début des recherches. Outre le LSD, les "scientifiques" de la CIA utilisaient pour leurs expériences des champignons spéciaux, de la mescaline, des amphétamines et du cannabis. Ces substances leur étaient fournies de manière illégale via l'agence toxicologique américaine. Les recherches étaient financées par des personnes interposées qui n'avaient officiellement aucun rapport avec la CIA et se déroulaient dans des centres scientifiques aussi prestigieux que l'hôpital de Boston, l'hôpital Mont-Sinaï, l'Université Columbia, le laboratoire de recherche du National Institute of Mental Health (Lexington, Kentucky), la faculté médicale de l'Université de l'Illinois, l'Université d'Oklakhoma, l'Université de Rochester, etc. Comme l'a plus tard indiqué l'amiral Stansfield Turner, directeur de la CIA, à la commission de Church du Sénat américain, le programme MK-Ultra a impliqué à différents niveaux 44 universités, 15 institutions de recherche et compagnies pharmaceutiques, 12 hôpitaux et cliniques, ainsi que 3 établissements pénitentiaires. Le financement du projet a atteint 25 millions de dollars. Toute fuite d'information sur le projet était immédiatement réprimée. Un rapport d'inspection de MK-Ultra effectué par le service de sécurité de la CIA indiquait notamment: "Il est nécessaire d'adopter toutes les mesures nécessaires pour cacher le déroulement de l'opération non seulement à l'adversaire, mais aussi à la population américaine. Des informations suggérant que l'Agence serait liée à des expériences peu éthiques et illégales pourraient provoquer des répercussions sérieuses au niveau politique, voire diplomatique". Les recherches utilisaient activement des prostituées comme "sujets d'expériences". Des agents de la CIA attiraient des "filles de rue" américaines dans des planques à New York et à San-Francisco, leur offraient des cocktails spéciaux pour ensuite enregistrer méticuleusement leur réaction à ces substances. On ne connaît pas les résultats de ces expériences sur ces participantes involontaires — certaines auraient bien pu être fatales comme avec le docteur Frank Olson, chef d'un département de la CIA, en novembre 1953. Cette expérience mortelle pour le docteur Olson a eu lieu le 18 novembre 1953 dans une maison de campagne du Maryland lors d'une réunion des participants au projet MK-Ultra et des scientifiques du centre chimique et bactériologique de Fort Detrick (Frederick, Maryland). Le centre travaillait sur son propre programme baptisé MK-Naomi, qui portait sur la création de poisons et d'antidotes. La liste des substances chimiques créées à Fort Detrick comprend notamment un toxique mortel dont une ampoule a été découverte chez Gary Powers, pilote de l'avion espion américain abattu le 1er mai 1960 au-dessus de l'Union soviétique. Il n'est pas rare qu'un médecin teste la substance qu'il a créée sur lui-même. Cette fois, le docteur Gottlieb a décidé d'agir autrement en expérimentant son produit sur ses collègues en ajoutant du LSD dans leurs boissons. Ce qu'il a fait le soir du 19 novembre. Le docteur Olson était l'un de sujets de cette expérience. La substance a provoqué chez Olson une agitation étrange. Il s'est rapidement assombri pour ensuite tomber dans la dépression. Les jours suivants, les symptômes se sont renforcés. Le 21 novembre Frank Olson s'est rendu dans le bureau du colonel Ruwet, son supérieur, pour demander de "rétablir" son vrai nom. Ensuite il s'est plaint d'une confusion dans sa tête et a évoqué des doutes concernant ses compétences. Ayant remarqué ces symptômes inquiétants dans le comportement de son employé, Ruwet a considéré que ce dernier avait besoin d'une aide psychiatrique. Après avoir débattu de la situation par téléphone avec Gottlieb et Robert Lashbrook, son adjoint, il a décidé de s'adresser à Harold Abramson, ancien psychiatre militaire, expert en LSD et homme familier de la CIA, ce qui était sans doute le facteur le plus important. Parallèlement, Olson devenait paranoïaque. Il nourrissait l'idée fixe qu'on ajoutait des substances dans son café, ce qui l'empêchait de dormir. La maladie ne cessait de progresser. Enfin, Ruwet et Lashbrook ont escorté Olson chez le docteur Abramson à New York. L'examen s'est soldé par un diagnostic de psychose aggravée accompagnée d'hallucinations, d'un délire de persécution et de démence. Le cas nécessitait une hospitalisation urgente.
Mais avant d'envoyer Olson dans un hôpital, on l'a installé à l'hôtel Statler au centre de Manhattan. Très tôt dans la matinée du 27 novembre, Robert Lashbrook, qui devait surveiller Olson et se trouvait dans la même chambre que ce dernier, a été réveillé par un son de verre brisé: Frank Olson s'était jeté d'une fenêtre du 10e étage de l'hôtel. Le corps était déjà entouré d'une foule. Lashbrook a fait tout son possible pour garder secret le nom du défunt. Avant d'appeler la police, il a tout rapporté à Gottlieb et au docteur Abramson. Ce dernier a d'abord refusé de participer à cette affaire répréhensible mais — après voir réfléchi — a enfin consenti à aider. Suite à l'arrivée de la police, Lashbrook a déclaré qu'il était employé du ministère de la Défense et qu'il n'avait aucune idée des raisons du suicide de cet homme. D'après lui, il savait seulement que ce dernier souffrait d'une maladie ulcéreuse. La CIA a donc réussi, sans déployer d'efforts extraordinaires, à imposer sa version à la police.
Ayant pris connaissance de ces informations, le directeur de la CIA Allen Dulles a ordonné à Lyman Kirkpatric, inspecteur général de la CIA, de conduire une enquête détaillée. La direction de l'Agence s'était au préalable assurée qu'aucune personne tierce — y compris les policiers — ne pourrait faire le lien entre la mort d'Olson et la CIA et ses expériences sur l'utilisation du LSD. Des agents du service de sécurité de la CIA ont pris à New York et à Washington des mesures d'urgence afin d'assurer la solidité de leur version de la mort d'Olson. Lashbrook et Abramson se sont accordés pour donner les mêmes dépositions. A la fin de l'enquête, l'inspecteur général Kirkpartic a recommandé de sanctionner Gottlieb et les autres agents responsables.
La famille d'Olson a ignoré la raison de sa mort pendant plus de vingt ans, jusqu'à la publication en juin 1975 du rapport de la Commission Rockefeller créée par le président Gerald Ford pour enquêter sur les abus de la CIA. Ce texte mentionnait notamment un homme — sans indiquer son nom — qui avait été victime d'une expérience scientifique. La veuve d'Olson a supposé qu'il s'agissait de son mari et il s'est avéré qu'elle avait raison. Plus tard, le Congrès a décidé d'octroyer aux proches d'Olson une indemnisation de 750 000 dollars et le président Ford leur a présenté ses condoléances.
Autres sujets d'expérimentation de MK-Ultra: les toxicomanes, qui suivaient un traitement dans la clinique toxicologique du National Institute of Mental Health (Lexington, Kentucky). Les tests de la CIA dans cet établissement médical étaient dirigés par le docteur Harris Isbell. Ses recherches ont porté notamment sur les répercussions des effets prolongés et non-interrompus du LSD sur l'organisme humain. Ainsi, un groupe de sujets est resté sous LSD pendant 77 jours sans pause. Nommé plus tard directeur de la CIA, Richard Helms est arrivé à ordonner à temps la destruction de tous les documents liés au projet MK-Ultra. Une partie de ces derniers est pourtant restée intacte et a finalement été divulguée par la Commission Rockefeller au milieu des années 1970. Ces documents ont ensuite été examinés par la Commission Church, créée à des fins similaires par le Sénat américain. Son rapport soulignait notamment:
"Dès les années 1950 jusqu'à la clôture du projet en 1963, la CIA a mené des expériences sur l'utilisation du LSD impliquant des gens qui ne suspectaient rien et étaient transformés en cobayes contre leur gré. Cela témoigne du mépris de la direction et des employés de la CIA envers les droits de l'homme. Ils ont mis la vie d'êtres humains en danger alors même qu'ils étaient conscients des risques importants de leurs expériences".
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