mercredi 21 septembre 2016

Au Pérou, 300 000 femmes stérilisées de force

Entre 1995 et 2000, plus de 300 000 Indiennes ont été stérilisées, souvent de force et dans des conditions précaires, au nom de la lutte contre la pauvreté. Nombreuses sont celles qui sont mortes des suites de l'opération, et toutes portent, aujourd'hui encore, de lourdes séquelles morales, physiques et sociales.

Elles viennent des forêts amazoniennes ou des hauts-plateaux des Andes. Elles n'ont accès ni au système scolaire ni aux services de santé, et comptent parmi les 13 millions de Péruviens considérés comme pauvres ou très pauvres. La plupart ne savent pas lire et ne parlent que le quechua, la langue de leurs ancêtres incas. Au début des années 1990, ces femmes avaient en moyenne 5 ou 6 enfants. Autant de bouches à nourrir, certes, mais aussi de bras pour les aider aux champs.

En 1995, à la conférence sur les femmes de l'ONU de Pékin, un seul chef d’état masculin est présent : Albeto Fujimori, alors président du Pérou. Il promet une stratégie intégrale de planning familial "pour les femmes puissent disposer en toute autonomie et liberté de leur vie." Une annonce aux accents de promesse d’ouverture dans ce pays conservateur. "Les études montraient alors que le désir des Péruviennes, toutes classes confondues, était d’avoir, en moyenne, 2,2 enfants par femme," déclare Alejandro Aguinaga, à l'époque vice-ministre de la Santé. Alors quel est le devoir de l’Etat, sinon de faire de leur désir une réalité ?" Mais lorsque la limitation des naissances devient une stratégie de lutte contre la pauvreté, le planning familial devient un devoir.

Contrôle démographique contre aide au développement 

Or à l'époque, le Pérou est en proie à une crise profonde, dont il tente de sortir en faisant appel aux organisations internationales. Dès 1990, le président Alberto Fujimori sollicite la Banque mondiale qui, pour réintégrer le pays à l’économie mondiale, lui demande de libéraliser son système. Elle propose aussi des prêts d’aide au développement soumis à conditions, dont le contrôle de la croissance démographique. Alors le Pérou s’engage à faire passer le taux de natalité de 3,4 enfants par femme en moyenne en 1995, à 2,5 en 2000. Un objectif drastique, mais approuvé par la Banque mondiale, qui consent alors à l'état péruvien un prêt de 150 millions de dollars.

"Le communisme voyage dans les ventres vides"

En 1995, la menace bolchévique s’est éloignée avec la chute de l'URSS. Encore sous le coup de la guerre froide, les Etats-Unis veulent à tout prix éviter la contagion communiste dans les pays pauvres. A commencer par le Pérou, fragilisé par plusieurs années de lutte entre l’armée et la guerilla maoiste du Sentier lumineux, qui sévissait dans les régions andines. Et pour lutter contre la paupérisation de ce pays, carrefour stratégique dans une zone instable, entouré de pays agités par la guerilla, le narcotraffic et l’émigration, les Etats-Unis estiment qu'il faut d'abord endiguer la croissance démographique. "Vous savez ce que disent les Américains ? Le communisme voyage dans les ventres vides", explique l'historien Matthew Connelly dans le documentaire Le ventre des femmes, par Mathilde Damoisel. Aussi l'Agence Américaine pour le Développement International (USAID), décide-t-elle de contribuer à hauteur de 30 millions de dollars au programme de planning familial du Pérou, et d'apporter son expertise.

"Ils nous ont convaincues" 

En septembre 1995, la stérilisation est légalisée - par ligature des trompes pour les femmes ou vasectomie pour les hommes, toutes deux irréversibles. Officiellement, tous les moyens de contraception doivent être proposés, mais la méthode chirurgicale est mise en avant. Des films de communication montrant des mères enceintes, entourées d'une flopée jeunes enfants,  appellent les femmes des zones rurales à se faire stériliser gratuitement. Jusque dans les villages les plus reculés, les centres de santé et le personnel médical se mobilisent. "Ils organisaient de grandes campagnes, tous les villages étaient réunis et ils nous demandaient combien d’entre nous allaient se faire ligaturer, se souvient une villageoise dans Le ventre des femmesOn s’encourageait mutuellement, c’est comme ça qu’ils nous ont convaincues. Ils nous disaient aussi qu’on pouvait défaire la ligature si on changeait d’avis". Un hôpital de province d'importance moyenne opère en moyenne 20 femmes par jour. Et puis le rythme s’accélère. Les spécialistes n’y suffisent plus. Des généralistes sont formés en hâte par AVSC, une ONG péruvienne financée par USAID.

Directives, objectifs et quotas

Les objectifs sont transmis du ministère de la Santé aux échelons administratifs inférieurs, jusqu’aux hôpitaux, où ils deviennent des quotas à remplir. "Les directives avec des objectifs chiffrés nous parvenaient des directions régionales, se souvient un médecin. Chaque centre s’efforçait de remplir 100% des objectifs." A la fin de l’année, un prix était remis à l’établissement ayant réalisé le plus grand nombre de stérilisation à un moindre coût, le meilleur effort de campagne et le meilleur effort de "captation" des femmes à stériliser. Le président est tenu au courant mois par mois. En 1997, un rapport fait état de 64831 stérilisations pendant les 7 premiers mois de l’année, soit 43% de l’objectif des 150 000 fixé pour l’année. Le taux de natalité diminue, et la communauté internationale de féliciter le Pérou de ses progrès sur la voie de la modernité.

Le choix des femmes n’est pas respecté

Avec l'introduction des quotas, la campagne de planning familial devient, dans l’indifférence générale, une campagne de stérilisation forcée. Une méthode déjà évoquée dans le "Plan Vert", un document secret échafaudé par des hauts gradés de l'armée et présenté au président Fujimori dès le début de son mandat : "Il convient de traiter les excédents démographiques par l’utilisation généralisée des groupes culturellement attardés et économiquement paupérisés… Il faut que la ligature des trompes devienne la norme dans tous les centres de santé."

Les méthodes utilisées pour mettre le plan en oeuvre vont de l'humiliation à la force en passant par l'exécution pure et simple, sans préavis. "Quand mon fils est né, ils m’ont dit : combien de fois vas-tu encore mettre bas ? Tu veux faire comme les lapins, comme les truies ? As-tu au moins une voiture ou un moulin ? Avec quoi vas-tu élever tes enfants ?" témoigne une villageoise. "Ils ne m'ont rien demandé... Ils m'ont emmenée comme un animal dans la salle d'opération", se souvient Yoni. "Je savais que j’étais enceinte, mais ils m’ont emmenée, il m’ont fait une piqûre et quand je me suis réveillée, mon ventre était ouvert et j’avais mal. Alors j’ai crié. Je ne savais rien, je ne sais pas lire. Je ne pouvais pas comprendre qu’ils allaient prendre le bébé", sanglote une autre.

Scandale

Fin 1997, le scandale éclate dans la presse péruvienne. "Quand nous avons commencé à réaliser, nous avons voulu faire la carte des abus, et ça tombait de partout, se souvient l'avocate Guilia Tamayo. Ce n'était que mensonge, violence, mépris de la vie et de la santé des femmes. Leurs droits ne comptaient pas, seuls comptaient les chiffres et les coûts." Et pourtant, chacun prend ses distances et tente de minimiser les faits, réduisant les abus à des cas isolés. Les féministes elles-mêmes restent discrètes craignant que le scandale n'éclabousse le droit à la contraception. AVSC suspend son programme et USAID interpelle le gouvernement péruvien. Les quotas disparaissent, et le nombre de stérilisation tombe de 120 000 en 1997 à 28000 en 1998.

Quand le programme de planning familial s’achève définitivement en 2000, avec le départ de Fujimori, plus de 300 000 Indiennes et quelque 30 000 Indiens ont été stérilisés. Julia tamaio répertorie 17 cas de décès - les seuls reconnus officiellement. Portée devant le Congrès des États-Unis, l'affaire sera récupérée par les lobbys anti-avortement, mais les agences américaines sont dédouanées de toute responsabilité directe.

En 2009, Fujimori est condamné à 25 ans de prison pour corruption, disparition et massacre d’opposants, mais ni lui, ni ses ministres n’ont jamais été jugés pour les stérilisations forcées. Les femmes, elles, en portent encore les séquelles morales, physiques et sociales. "C’est pour devenir une pute que tu as bouché ton ventre !" C’est comme si j’étais déjà morte, comme mes compagnes qui sont parties. Il n’y a plus rien à attendre de moi," sanglote une femme.

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